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Imaginary Museum

L’histoire au prisme de l’architecture

Isabelle Regnier 
31/10/2019


Pendant quatorze ans, de 1993 à 2006, Luis Fernández-Galiano a dirigé la rubrique architecture du quotidien espagnol El País. Architecte de formation, professeur à l’Université Polytechnique de Madrid et dans de nombreuses grandes écoles à travers le monde, rédacteur en chef de la prestigieuse revue Arquitectura Viva, président en 2000 du jury de la neuvième Biennale de Venise, ce grand érudit y tenait une chronique régulière. Chaque mois, à chaque changement de saison, à chaque changement d’année, il déployait une analyse d’une finesse et d’une ampleur remarquables dans laquelle l’architecture apparaissait, remise en perspective par un art jubilatoire de la métaphore, comme l’expression des forces politiques, économiques, historiques à l’oeuvre dans le monde.

Ces textes sont aujourd’hui réunis dans un livre magnifique, une édition bilingue, espagnol-anglais en deux volumes, richement illustrée, sous le titre épique et mélancolique de Chroniques alexandrines. Quand le récit commence, la monnaie espagnole s’appelle la peseta, l’avion est le moyen le plus direct de relier Paris à Londres, Sarajevo, en état de siège, suffoque dans les cendres de sa bibliothèque, les fax crachent leurs papiers dans les bureaux du monde entier, les Twin Towers, symbole du nouvel ordre capitaliste mondialisé, veillent sur la statue de la Liberté, les architectes explosent les volumes des bâtiments en appelant cela la déconstruction. C’était en 1993, il y a vingt-six ans. Autant dire un siècle.

En 2006, quand le livre se termine, le monde est celui dans lequel nous vivons, hyperconnecté, paranoïaque, hystérique. Internet, la menace terroriste, le dérèglement climatique, la gloire mondiale de Michel Houellebecq, des tours toujours plus hautes qui jaillissent partout où il y a de l’argent... Rien de ce qui le compose ne nous est étranger.

Sous-titré «Les années spectacle», le premier volume rassemble les articles écrits entre 1993 et 1999. Le second, «Le temps de incertitude», couvre la période 2000-2006. La césure tombe à pic, à la veille de ce XXI siècle qui, s’il aura véritablement démarré le 11 septembre 2001 n’en aura pas moins vu son préambule se nouer dans la panique de l’anticipation du bug de l’an 2000.

Années de relative prospérité, d’espoir de paix et de progrès, portées par le souffle optimiste de la fin de la guerre froide, «Les années spectacle» s’enchaînent sous le signe de la grande vitesse, d’un capitalisme de plus en plus décomplexé, d’une forme d’inconscience dont le critique, comme un oracle, pointe les dangers qui vont se matérialiser au- delà de ses craintes dans la période suivante.

Personnages principaux de cette épopée, Ghery, Koolhaas, Calatrava, Moneo, Portzamparc, Herzog & de Meuron, Foster voisinent avec T.S. Eliot, Pascal, Pessoa, Kelly, Stein, Matta-Clark, Deleuze ou Eisenstein. Convaincu que l’architecture, mère de tous les arts, comme le posait Frank Lloyd Wright, est l’affaire de tous, le critique ouvre grand son musée imaginaire pour mieux raccorder sa discipline à l’histoire, à la philosophie, à la politique, aux autres arts...

Des intuitions géniales jaillissent à toutes les pages, et ce dès la première chronique, où Fernández-Galiano se penche, en janvier 1993, sur le chantier inachevé des tours KIO à Madrid. Avec l’idée de «l’architecture rose saumon», «cruelle architecture que l’avarice et le cynisme ont implantée dans nos villes», équivalent en dur des pages ‘saumon’ que les journaux consacrent à l’actualité financière, il articule l’histoire de la faillite du fonds d’investissement KIO, celle de Philip Johnson, père du style international, pionnier du postmodemisme et tout- puissant maître de l’architecture new-yorkaise des années 1980, et en filigrane, le deuil du rêve socialiste. La chronique s’appelle ‘Le Déclin de la Rose’. Elle ouvre la porte d’un nouveau monde.


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